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La nostalgie et la soumission ou comment Teta Makri franchit ses métamorphoses

 

 

 

Elle trace un cercle

puis un autre plus petit

et enfin un plus petit encore

Depuis, pas même une fois,

elle n’aura été là pour entendre.

Quoi ? A-t-il dit

avant de s’avancer vers le fleuve¹.

 

 

 

Derrière les feuilles de l’eau, une femme dénombre les prairies. Elle chuchote aux gouttes, efface les traces des âges, renverse son idôle en suspens alors qu’elle se mire au fond d’une imprécision extravagante. La vague du parcours – du ciel à l’eau en passant par la terre – préserve la vérité du mythe qu’elle tisse avec des paumes humides, non pour l’enrouler mais pour le dévider. Ses gestes ont la force des signes de la divination. En effet, le futur apparaît comme une série d’images accentuées qui ne représentent pas mais suggèrent. Se révèle le portrait d’une quête. Des présents sont distribués, réconforts de la fin, présages de l’absence :

 

Pour vous du fenouil, et des colombines ;

pour vous, du souci. Et en voici pour moi,

que nous appellerons l’herbe des beaux

dimanches.

Oh ! Votre souci, portez-le mieux que je ne fais !²

 

 

Souhaitant gérer les réserves de sa mémoire de femme et retenir les pulsations de son parcours personnel et artistique, gelant les instants (ou les années) où son mythe intérieur s’identifie au rythme du Monde, Teta Makri compose à travers son témoignage artistique présent une élégie en sept tonalités. Partant de l’immature enfance en suspens, elle passe à l’état mature bien qu’incertain de la prime et seconde jeunesse pour aboutir à la pause-silence taillée dans d’innombrables paroles, avant de repartir à travers un huitième ou neuvième tableau hypothétique vers la cavité humide utérine où le corps flotte vide, résonnant au rythme des pesanteurs prénatales et futures.

Au bourdonnement d’un état oisif et puéril (« Le jeu ») succède le murmure de l’attente d’une exaltation imminente (« Le rêve ou l’Olympie des Champs »). Dans « L’amour », la menace se réalise. L’existence unique est dispersée et, de ses paysages ravagés, dessine la géographie du Couple : tandis que la fille est allongée (s’impatientant ? se refusant à croire ? aspirant à l’harmonie mais pressentant l’impossible de l’union ?), le garçon se tient à demi-penché sur elle (impulsif mais encore indécis) ; les âges verdoyants du fond bruissent impatiemment, accueillant « L’ombre » grise de l’avion qui transporte dirait-on sa propre chute, sa collision dans une région sans surveillance où les sentiments et les sens – ce qu’a rêvé Olympie des champs – évoluent violemment, sans défense et ensorcelés, vers le pays désert d’une solitude… « La distance » du cinquième tableau suggère (ou leurre) l’évitable de la collision mais signifie également le démenti de l’accomplissement d’un bouleversement attendu. Temps des craquements, des premières admonitions suivant la défaite, des caresses indolentes masquées derrière le plissé gris d’un ciel farouche.

Le ciel assemble des caresses – qui se font pluie. Après l’averse, les nuages se retirent, le calme revient. En son sein, le corps y repose désormais, s’étant tout juste libéré des pierres de tout pont l’empêchant de goûter la douceur des eaux, incapable de prendre soin de son souffle, condamné à ne pouvoir se remettre du lourd traumatisme de la trahison. Nue de tout âge, de toute certitude et résistance, sans rame, sans fardeau, en fin de compte sans corps, l’Existence sombre dans un bleu inévitable, indicateur et limite d’une arrogance chromatique qui embrasse jusqu’aux rivages les plus secrets de sa vie. S’agit-il d’une nouvelle pause ou d’un nouveau baptême ? L’eau qui entoure la femme immobile est-elle d’une mer, du lit d’un torrent, d’une source, d’un bain, de fonts baptismaux ? La femme ? De quelle femme est le transportement analysé dans les épisodes de la peinture de Teta Makri ?

Dans le champ de ces questions, les mains du peintre errent, dessinent, colorient, altèrent, piègent et sont piégées. Le fil des affaires se déroule. Olympie des Champs emprunte sa rêverie à la Nina tchékovienne du lac désert ; à son tour, la seconde s’avance du pas pesant de l’Hélène ruinée par la beauté pour rencontrer entre deux eaux l’Ophélie shakespearienne. Métamorphoses d’une figure qui fait ses adieux aux prés et s’incline sur l’abîme.

Teta Makri décrypte les saisons du deuil féminin et se venge du trop-peu des Amours, s’allie aux cieux cyclothymiques de la jeunesse tardive, forte des promesses de nouvelles fulgurances de nostalgie, se querelle avec la terre et finit par trouver refuge dans l’élément liquide dont elle invoque la bienveillance. Elle touche la toile et s’éloigne. A chacune des sept scènes de son angoisse correspond une cachette : y est conservé le désir du toucher ainsi que l’engagement de le représenter.

Au centre des surfaces rigoureusement carrées, se développe l’allusion à un cercle intelligible qui s’ouvre et se ferme rythmiquement, engageant chaque fois dans sa circonférence une nouvelle trouvaille – mobilier funéraire – symbole et la libérant au même instant afin qu’elle parcoure en l’humidifiant toute l’étendue de la toile, annonçant sa métamorphose en prairie.

La nostalgie d’un site verdoyant, à l’éternel printemps, pris dans la nasse d’un ensoleillement inépuisable, enveloppe comme d’une gaze éthérée les tableaux de Teta Makri, rendant leur sujet (les phases successives de l’innocence, de sa première apparition à sa totale disparition) inaccessible au regard fortuit. Il faut, écartant cette gaze sans la déchirer – bien qu’elle soit aussi extensible que le Temps – se concentrer sur les œuvres pour distinguer dans leur sombre fraîcheur le reflet d’un éclair empruntant les traits de l’aspiration, du désir, du rêve.

Teta Makri aspire, désire, rêve à un Site – Réserve rare d’émotions inépuisables. Elle s’y présente décidée. Elle perturbe les équilibres, profane les croyances, dénoue les nœuds. Elle file sa nostalgie, colorie les présages de son cheminement, dévoie les détails vers le berceau d’un rapport existentiel capital. Elle élude la connaissance du sentiment et esquive vers le sentiment de la connaissance. D’un certain point de vue, c’est précisément ce sentiment qu’elle peint : son insupportable légèreté, son perpétuel glissement vers les blancs de l’ignorance.

Dans les sept images exposées, toute chose a son importance, et en premier lieu leur enchaînement : Olympie porte une robe aux motifs imprimés et vêtue ainsi des champs, elle flotte vers le prochain remous. L’enfant du jeu semble se tenir incertaine mais ses chaussures trahissent sa préparation à marcher en se gardant des pièges de la terre. L’avion hésite entre son idôle terrestre et la gloire céleste de son vol. Les gouttes insistantes, conquérantes de la pluie (caillots d’une géographie tropicale ou d’un déchaînement méditerranéen) annonçant la végétation – apothéose de la nature – et l’étouffement – rejet du site. La femme étendue sur le dos dans l’eau (le regard tourné vers le ciel, les jambes légèrement ouvertes comme un préliminaire à un entretien érotique, les bras étendus comme en une étreinte) complète la symphonie picturale en sept tons de la créatrice, passant de la sorte de l’accompagnement terrestre de la nostalgie au crescendo liquide de pâles pulsations.

Cet instant présent est précieux pour le peintre. Non pas seulement parce que ses compositions achèvent des angoisses picturales antérieures et postérieures, étant ainsi engagées bien au-delà de leur perfection esthétique, ni parce qu’elles semblent additionner point par point la ligne de son horizon artistique. Les tableaux de Teta Makri acquièrent leur propre importance particulière par l’intensité avec laquelle l’artiste expose les conclusions d’une immersion personnelle. Dans cet exercice drastique de connaissance de soi, silencieux mais toutefois assourdissant, dans ce dialogue du créateur avec ses fardeaux intérieurs qui se traduit par des images-apostrophes denses et chromatiques, le regard du spectateur perçoit un peu de son propre frisson. La réhabilitation d’une telle relation de connivence console et soulage éventuellement de la constatation amère du peu de Joie qui traverse les sept tableaux comme une pluie déchaînée au milieu de l’été de l’insouciance.

Et puisque l’insouciance n’est plus désormais une demande mais la résiliation de la mémoire du présent, puisque la pluie de chaque âge ne dure que quelques secondes, laissant derrière elle (sur le corps) l’odeur de la terre, ce peu de Joie qui nous appartient, alors comment un peintre pourrait-il le garder si ce n’est nu (sur une toile) et lourd (sous l’eau) ?

 

 

Thaleia Stephanidou, historienne d’Art

Juillet 1999

 

¹Maria Laïna, Sien 1985

²Acte IV, scène V, tirade d’Ophélie (Traduction d’André Gide)