Les frontières imprécises de Teta Makri
« La plus européenne de toutes les conquêtes, cette ironie plus ou moins évidente grâce à laquelle la vie de l’individu exige de s’écouler à part de l’existence de la communauté où le sort lui a donné d’évoluer, les Allemands l’ont totalement perdue », constate Walter Benjamin dans Sens unique.
Le sort a voulu que Téta Makri soit nommée professeur à la Section d’Arts Plastiques de l’Université Aristote de Thessalonique alors tout nouvellement fondée –je parle des années 80– et d’être la première femme responsable d’un atelier dans une école des Beaux-Arts en Grèce. À une époque où, dans notre pays, le discours sur l’art tournait encore autour de questions d’abstraction et de formalisme, dans une tentative phobique de justifier le modernisme, elle tenait, pour sa part, un langage déstabilisant, laissant place à l’altérité et aux récits alternatifs. Dans un tel climat, une peinture comme la sienne, qui posait des questions autrement plus cruciales et plus modernes, comme celles de l’appropriation ou du rapport image-langue, prenait l’étiquette de « reconstitutive». Quant à Thessalonique, c’était, pour certains, un univers pas spécialement amical et, pour d’autres, une ville qui engendrait un sentiment de constante vanité. Téta Makri n’avait donc guère le loisir de perdre cette « conquête » dont parle Benjamin. Je me souviens d’elle, en maintes occasions, nous donnant des leçons de dignité, d’auto-dérision et d’ouverture d’esprit. Se bornant à des suggestions, circonspecte, profondément démocratique, elle n’imposait rien à aucun de ses étudiants, pas même sa profonde foi dans la tradition picturale européenne.
Dans la dernière unité de ses œuvres qui regroupe des peintures, une vidéo et une projection, on a le sentiment que les images dictent au regard de se déplacer à l’extérieur de la toile, vers ce qui « manque » : des verres de vin rouge au regard de la femme qui les tient, mélange de provocation et de supplication. Du coussin kaki à la légende mélancolique de la victoire masculine et de ses médailles. De l’oreiller blanc qu’on serre dans ses bras, au sentiment de perte. De la sobre table pour Meret Oppenheim à la sensation du cru vivant dans la bouche. Du sacrifice des tresses au bruit des ciseaux qui les ont coupées. Des mains immatérielles qui tiennent des fleurs à l’extrême réalité du corps. Les « frontières imprécises», la présence et l’absence, l’élément masculin, la condition féminine, le sacrifice et le deuil. Ce n’est pas tant la localisation de la blessure, qui importe ici, ni l’identification avec le drame mais la façon dont l’artiste les traite. « Les femmes, dit Julia Kristeva, sont – c’est là leur lot et leur responsabilité – des êtres des frontières: corps et pensée, biologie et langue, identité personnelle et dispersion pendant l’enfance, origine et esprit critique, nation et monde, sur un mode plus dramatique que les hommes. » Sans doute est-ce cette condition qui fait qu’il est difficile de trouver des codes pour déchiffrer leur œuvre ? En tout état de cause, elle fait d’elles des êtres de solitude par excellence.
Nadia Kalara, Plasticienne
Mars 2005