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Une nuit, j’ai vu Sebald en rêve.

«Tu m’as oublié, me dit-il, à cause de Walser».

C’était vrai. Ces derniers temps, Walser occupait beaucoup mes pensées, sa personnalité étrange, son effort désespéré pour se retirer du monde, la paranoïa ingénieuse de ses aphorismes.

Comme je l’ai imprimée sur un T-shirt, sa phrase préférée «c’est si beau à l’écart» m’enlace protectrice, en police de caractères Verdana, de couleur grise, et j’en ai offerts d’identiques aux amis qui méritent une place dans le club fermé «à l’écart».

L’après-midi du même jour, Lucretia, dont la fenêtre donne sur mon atelier, est venue me rendre un livre qui était à moi, comme elle me l’annonça avec une conviction absolue. Il arrive parfois que je ne me souvienne pas de l’auteur ou du contenu d’un livre, mais je me souviens toujours de la couverture de chacun de ceux que j’ai eus entre les mains avant d’en faire l’acquisition, essayant de deviner ce que peuvent bien raconter ses pages sur ce qui désespère les hommes.

Docteur Pasavento d’Enrique Vila-Matas. C’était la première fois que je le voyais.

Sur la couverture, la photo de l’écrivain Bove avec sa fille Nora me semble familière. Les yeux rieurs, à l’ombre du bord du chapeau en feutre, rappellent mon père et sa bouche a quelque-chose de ma mère. Finalement je l’ai gardé, acceptant que sa mémoire à elle soit meilleure que la mienne. Mais elle ne l’est pas.

Le soir même, j’en commençai la lecture.

Recherche de coïncidences ou fabrication? Une nouvelle invention, certainement.

À la page 10 apparaît Walser, oui, Walser, double du héros, auteur et médecin, Pasavento, qui lui aussi fait ce qu’il peut pour être oublié, pour approcher le rien absolu, alors que son écriture se fait de plus en plus minuscule, exactement comme le fit Walser pour ses 526 microgrammes.

Jadis, je notais dans un cahier ce qui me laissait sans voix tandis que ma vie s’écoulait. Je n’écris plus de notes. Ni même au crayon – si près de la disparition, sa couleur grise. Le Dr Pasavento va en Suisse, à la clinique psychiatrique où Walser passa les 23 dernières années de sa vie.

Moi, je suis allée en Italie du nord, à l’hôtel Limone sur le lac de Garde, où Sebald, oui, Sebald qui apparaît lui aussi à la page 33, perd son passeport et déclare un autre nom à l’étape suivante de son voyage.

Il voulait être quelqu’un d’autre, mais pas pour toujours.

D’ailleurs, il s’inquiétait tellement, mon cher Sebald de l’absence de mémoire,

de l’oubli qui recouvre tout, comme la neige.

Walser, lui, essaya de plonger dans l’oubli pour toujours. Il cultiva l’art du retrait, aux antipodes de ces manuels de la réussite lus avec anxiété à notre époque.

Il n’y parvint pas, du moins tant qu’il était en vie. Musil, Kafka, Zweig, Sebald, Benjamin, Hesse, Enrique Vila-Matas et son Dr Pasavento le tirèrent du fond.

Au jeu de l’inversion, l’oubli alterne avec la remontée et le retrait avec la référence honorifique. Je poursuis la lecture.

Les étranges coïncidences de la rue Vaneau, dans le 14e arrondissement de Paris, où vécut la famille Karl Marx pendant un temps, mais aussi André Gide et Saint-Exupéry et où derrière les fenêtres mal éclairées de la mystérieuse maison qui semble inhabitée apparaissent, à la tombée de la nuit, trois silhouettes immobiles, me donnent une idée: Placer devant la fenêtre de mon atelier une photo de moi, à la taille réelle, en train d’observer la rue et les passants qui s’approchent de la maison, puis disparaissent sous l’avancée de la pièce d’angle.

Il y a des dizaines d’années, Alexandros, âgé de quatre ans, me demanda tout inquiet:

«Si un inconnu t’aimait, tu l’aimerais toi aussi et tu partirais avec lui?»

Si un inconnu remarque la figure immobile à la fenêtre, je ne le saurai jamais.

Par contre, si un ami, ou une connaissance est surpris que je ne réponde pas à son salut, je noterai au crayon le jour et l’heure au dos de la photo.

Je suis presque sûre que la surface restera vierge, comme la toile sur un nouveau châssis, d’où émanent la peur de la page blanche et le tourment face à ce qui est –encore– incréé. Poursuivant la lecture, à la page 177, je rencontre une phrase de Walser: «Le calme des rues a quelque-chose d’agréable et de mystérieux. Il n’y a aucune raison de chercher d’autres aventures».

Dans la pièce à l’angle de la maison, ces derniers temps, mon aventure intérieure s’appelle Walsebald.

Teta Makri

Décembre 2013

 

 

 

 

          Walsebald